Vous avez peut-être déjà entendu parler de détres…
Vous avez peut-être déjà entendu parler de détresse acquise ou d’impuissance apprise (learned helplessness en anglais) qui a été conceptualisée par le psychologue Martin Seligman. C’est un concept très important et très intéressant pour comprendre certaines méthodologies en éducation canine. La détresse acquise est également étudiée comme l’un des phénomènes entrant en jeu dans la dépression chez l’humain ou encore dans le Trouble de Stress Post-Traumatique (TSPT).

Ce concept est à la fois très facile à comprendre (on peut le résumer par le fait d’apprendre à être impuissant), mais également très facile à déformer. La désinformation à son propos est relativement commune en éducation canine, puisqu’il est à la source d’un grand clivage. Je vais donc vous conseiller d’être prudent quand vous lisez des informations à son propos, de faire preuve d’esprit critique et surtout, que le doute bénéficie aux chiens !

Commençons par les bases : la détresse acquise c’est un état dans lequel l’individu ne réagit plus du tout ou réagit plus lentement à des éléments stressants.

Par exemple : si vous avez une peur panique des clowns, une fois en détresse acquise, vous pourriez rester tranquillement assis au milieu d’un groupe entier sans que ça ne semble vous poser le moindre souci (plus du tout de réaction). Et si vous faisiez face à un clown tueur, vous pourriez être moins rapide que les autres à le fuir (réaction ralentie).

Cette détresse, elle est causée par un stress inévitable et incontrôlable, c’est-à-dire que l’on va le recevoir quoiqu’il arrive et on ne pourra rien faire pour l’arrêter. C’est comme ça qu’on apprend que l’on est impuissant.

Dans les premières expériences qui ont été réalisées, sur des chiens, le stress était causé par un choc électrique, donc quelque chose de violent à vivre. Cependant, il n’y a pas besoin d’une extrême violence pour obtenir une détresse acquise, en réalité, il n’y a même pas besoin de violence du tout.

Dans cette vidéo, on peut voir un professeur faire vivre une courte expérience de détresse acquise à ses élèves… avec des anagrammes.


L’idée des anagrammes est une vieille idée puisque Seligman (avec Donald. S. Hiroto) va employer cette méthode pour observer des détresses acquises chez l’humain en 1975. Et la conclusion de Seligman c’est qu’il n’y a pas besoin d’ajouter quelque chose de désagréable (comme un petit choc électrique ou un bruit fort, deux méthodes qui ont été testées avec succès) pour que ça fonctionne…

Bon ! Ça fonctionne, d’accord, mais ça ressemble à quoi une détresse acquise? C’est un peu le souci, comme on l’a vu, la détresse acquise est une hypothèse de mécanisme qui entrerait en jeu pour la dépression et le trouble de stress post-traumatique chez l’humain. Ça ressemble à quoi une dépression? En croisant une personne dans la rue, impossible de savoir au premier coup d’œil qui va bien et qui souffre d’une dépression. La détresse acquise, c’est un peu pareil, ça ressemble d’abord à du calme. L’individu n’est pas apathique, il n’est pas prostré, il n’est pas complètement absent, mais il est comme « ralenti ». La détresse acquise va l’amener à ne plus produire un grand nombre de réponses, par exemple un chien réactif ou complètement affolé aura l’air calme, mais son temps de réaction sera également globalement touché.

Donc si on reprend la vidéo avec les anagrammes, la détresse acquise peut ressembler à deux choses distinctes :
  1. L’élève réussit l’anagramme, mais moins vite qu’il ne l’aurait fait en temps normal
  2. L’élève ne réussit pas l’anagramme qu’il aurait réussie en temps normal
  3. L’élève ne réussit pas l’anagramme qu’il n’aurait de toute manière pas réussie
Et dans le second groupe qui n’est pas en détresse acquise, on a :
  1. L’élève réussit l’anagramme
  2. L’élève ne réussit pas l’anagramme
Quand on compare les deux groupes, on se rend compte de l’effet réel de la détresse acquise puisqu’il y a des écarts significatifs. Cet état est parfois décrit comme de la résignation, l’individu pense : « Ok, ça va encore se passer comme ça et je ne peux rien y changer », donc il n’essaie même plus. Ce serait de la pure folie d’essayer encore et encore quelque chose qui ne fonctionne pas.

Dans l’éducation canine, il existe diverses méthodes qui vont essayer d’enseigner au chien que ses tentatives ne servent à rien, qu’elles ne fonctionnent pas. On peut voir par exemple des chiens muselés qui pourront toujours essayer d’attaquer, ils n’arriveront jamais à se débarrasser de la situation, de cet éducateur qui continue à donner des coups de sonnette ou qui continue simplement d’être là… Alors, tôt ou tard, ils abandonnent. Malheureusement, cela peut également se faire de manière très bienveillante en caressant un chien terrorisé et en lui parlant gentiment, encore et encore, sans lui offrir la moindre possibilité de répit ou de fuite.

Maintenant ce qui est intéressant à avoir en tête, c’est que cet état dure quelques jours en temps normal. La détresse acquise sert normalement à gérer une situation extrême. Seulement avec de petites doses de rappels, on peut la prolonger et l’amener à perdurer… Ces méthodes qui s’annoncent rapides ne sont en réalité jamais terminées puisque l’on fait tout pour que le chien reste en détresse acquise. Ce n’est pas comme si le chien avait appris à mieux réagir, il se trouve simplement dans un état où ses réactions conviennent mieux à l’humain.

Quand on parle de détresse acquise, il est important de rappeler plusieurs choses :

1 – l’état du chien ne se voit pas à l’œil nu

Comment on fait pour s’en apercevoir ? Et bien soit, on peut voir la méthode employée et voir si on a les ingrédients nécessaires pour obtenir une détresse acquise, soit on va chercher des situations illogiques. Par exemple : un chien qui a toujours vécu dans un chenil qui soudain se retrouve dans un marché bondé, qui s’avère calme, mais plus que calme il ne montre aucune forme de curiosité. Cette absence de curiosité est étrange et elle doit nous alerter. Ça ne veut pas dire à coup sûr qu’il y a une détresse acquise, mais c’est un signal qu’il ne faut pas négliger.

2 – la détresse acquise ne permet pas au chien d’être bien

Puisque le résultat est un chien calme, que l’on peut emmener chez le vétérinaire ou dans un marché bondé ou dans un groupe de balade collective, on pourrait se dire que « la fin justifie les moyens »… Seulement ce calme n’est qu’une illusion, le chien n’est pas en train de vivre sa meilleure vie contrairement à ce que l’on cherche parfois à vendre. Dans cet état, aucun individu n’est « bien ». D’ailleurs, on parle d’un stress qui s’entretient et le stress a également de très mauvais effet sur la santé.

3 – sortir de détresse acquise, c’est pas rigolo

La détresse acquise est un état qui devrait être temporaire si on ne l’entretient pas. Cependant, il est facile de l’entretenir même involontairement et sortir de cette boucle, ce n’est pas très joli. Le chien semble se « réveiller » lentement et avec ce réveil, les comportements non désirés reviennent ou apparaissent. Par exemple, le chien traumatisé qui avait l’air calme montre soudain toute l’étendue de son angoisse. Sortir de détresse acquise, ça donne souvent l’impression de retourner en arrière… en réalité, c’est plutôt comme si on retirait une camisole chimique. Les problèmes qui réapparaissent n’ont simplement jamais été traités correctement…

Enfin, j’aimerais répondre à quelques questions pour aller plus loin…

Est-ce que mettre des à-coups sur une laisse suffit à mettre un chien en détresse acquise ?

La détresse acquise est un état qui se déclenche quand l’individu se sent impuissant. Ce sentiment est assez personnel. Est-ce qu’avec ces coups de sonnette, ce chien va se sentir impuissant ? Et bien peut-être oui ! Mais ce n’est pas obligatoire non plus. Il y a des méthodes qui ont plus de risques de mettre un chien en détresse acquise que d’autres : le renforcement négatif, les punitions, l’immersion en font partie. Ce sont dans tous les cas des méthodes discutables pour d’autres raisons.

Est-ce que si le chien a une solution alors il ne peut plus finir en détresse acquise ?

Effectivement la notion de choix est importante ! Quand on a le choix, quand on peut arrêter une situation, on ne se sent pas aussi facilement impuissant. Remettre des choix dans la balance est très important pour éviter la détresse acquise (ou pour en sortir !).

Seulement, ce n’est pas parce que la solution semble évidente à l’humain qu’elle est évidente pour le chien. Reprenons le cas des à-coups sur une laisse, imaginons que ce chien tire pour aller voir d’autres chiens ou des enfants. Bien sûr pour l’humain c’est évident : il suffit que ce chien se mette à marcher au pied pour cela cesse… mais comment le découvrir ? Ce n’est pas si évident que ça. Certains chiens vont réussir, mais pas tous. On ne peut pas décider arbitrairement que la solution est accessible et qu’il suffit d’un peu de bonne volonté pour la choisir.

Est-ce que la détresse acquise est rare ?

La détresse acquise semble être un phénomène extrême donc on pourrait le croire rare ou au contraire, on pourrait se dire que se sentir « impuissant » c’est finalement assez courant… et effectivement, le chien en tant qu’animal captif a bien des occasions de se sentir impuissant, mais si elle n’est pas entretenue, elle se dissipe ! Ce sont donc des détresses acquises courtes… Il est intéressant d’essayer d’en protéger nos chiens (en faisant attention à laisser des portes de sortie claires !) et puis surtout il est intéressant d’éviter les méthodes qui cherchent activement à la provoquer comme l’immersion.

Est-ce qu’il est dangereux de se méfier de la détresse acquise ?

Et bien… non. Se méfier de la détresse acquise entraîne des conséquences : cela nous amène à éviter certaines méthodes comme l’immersion, mais éviter certaines méthodes, ce n’est pas dramatique ! Il existe des dizaines de méthodes qui sont tombées en décrépitudes, dont on n’entend plus parler et qu’il ne nous viendrait plus à l’esprit d’utiliser. Il suffit d’ouvrir de très vieux ouvrages de dressage pour s’en rendre compte ! C’est très bien que ça ait disparu et ce n’est pas grave. Ce qui est intéressant c’est de s’attarder sur les méthodes que l’on peut employer. Éviter l’immersion, éviter d’amener le chien à se sentir impuissant, ce n’est pas se retirer toute possibilité ! Pour en juger, j’aimerais simplement vous signaler les soins coopératifs qui en redonnant du choix aux chiens permettent de faire beaucoup plus de choses… Oui mettre les chiens en détresse pour qu’ils n’osent plus bouger pendant les soins peut être tentant, ce n’est pas pour autant que c’est notre seul et unique choix.

Il est temps de conclure. La détresse acquise est un phénomène particulièrement vicieux parce qu’il n’y a pas besoin de violence pour le déclencher. C’est d’autant plus terrible qu’il y a une telle efficacité apparente (apparente uniquement puisque le fond du problème n’est absolument pas traité !) que c’est terriblement tentant pour un bon nombre de professionnels d’en passer par là… Mais le bien-être animal devrait toujours être au cœur de nos priorités et nous devrions toujours choisir les techniques les moins dommageables possibles !

Il est plus que temps que le bien-être soit la priorité.

Sources :
Generality of Learned Helplessness in Man - Donald S. Hiroto and Martin E. P. Seligma
Exposure to the stressor environment prevents the temporal dissipation of behavioral depression/learned helplessness Author links open overlay panel de Steven F Maier